La petite tache noire
Sur la ligne, droite, fine, se promène une petite tache noire. Elle
est posée, là, ne sachant pas bien si elle a la tête en
bas, la tête en haut.
« Mais ai-je une tête », se demande la tache, presque ronde.
En fait, elle est légèrement ovale, penchant un peu, en équilibre,
sur la ligne. Elle ne sait pas depuis combien de temps quand elle est là.
« Quand ? », « Quelle drôle de question ». Quand
entraîne temps. Doucement, la petite tache noire prend conscience. «
De quoi ? » « De quoi, quelle drôle de question ? ».
Quoi entraîne être.
« Mais où donc va m’emmener ce Quand, puis ce Quoi ? Et maintenant
Où. Où, ça je sais », dit-elle joyeusement. «
Sur cette ligne ». Une réponse.
Tout doucement, parce que ces questions ne sont pas encore datées, le
Temps n’est pas encore là pour ça. Pas pour elle en tout
cas. Mais il passe quand même. Même si elle ne le voit pas. Sa prise
de conscience balbutiante ne lui permet pas d’aller plus loin. Elle reste
là, sur la ligne, droite et fine.
« Tiens » dit-elle. Quelque part, sur la ligne où elle se
trouve, une tache noire vient d’apparaître. Elle ne pourrait dire
si elle la voit, la sent, ou en a seulement conscience. Elle le sait. «
Comment ? ». Peut-être à cause de Quand et Où. Elle
sait que quelque chose naît en elle. Comment, encore une question.
La petite tache noire laisse passer du temps, sans en avoir conscience. Mais
cette fois, elle met à profit cet instant pour regrouper toutes ces questions.
Elle sent grandir cette chose qui est née en elle. Elle tend cette impression
vers la tache noire apparue sur la ligne, droite, fine. Elle veut savoir ce
qu’elle est, et peut-être, ainsi, apprendre ce qu’elle est
elle-même. Sa nouvelle conscience, pour l’instant si vide, tire
vers la tache noire, tire, tire… mais n’arrive pas à l’atteindre.
Elle crie « Quand, Quoi, Où, Comment » sans discontinuer.
Elle ne fatigue pas. Pas de temps pour la fatiguer.
Quelque chose vient de pousser sur la tache noire. Une ligne, droite, moins
fine que celle sur laquelle elle repose. Une ligne qui est montée d’un
bord de la nouvelle venue. Une ligne aussi noire que la tâche. La petite
tache noire élargit sa conscience du Où et s’aperçoit
que la ligne noire, plus épaisse a coupé d’autres lignes
droites, fines qui suivent le même chemin que celle qui la soutient. «
Combien ? ». Une, deux trois, quatre… avec la sienne, il y en a
cinq. La ligne noire en a traversé au moins une. Une autre ligne noire
apparaît, en haut de la première, et suivant le chemin des lignes
fines, droites, vient vers elle. Le trait noir s’arrête presque
au dessus d’elle. Toutes ses questions ne l’aident pas à
comprendre. Le trait noir redescend vers elle, plongeant sans hésitation
en elle. Elle ne ressent rien au début.
Alors sa conscience explose de joie ! Elle sait.
- « Quand ? » Le temps lui dit.
- « Maintenant, tu es une demi temps, et avec ta sœur, vous êtes
le temps ».
« Quoi ? Et Quoi ? » Demande la petite tâche noire. Son être
lui répond.
- « Tu es comme ta sœur que tu sens, une petite tache sur une ligne.
Et bientôt, tu auras de plus nombreuses sœurs et vous ferez un tout,
immense et unique ».
- « Où ? Où ? » Crie la petite tache, maintenant imitée
par sa sœur. L’espace lui répond.
- « Toi, et elle ici, vos sœurs partout sur les lignes, droites,
fines ».
- « Comment ? » éclatent de ravissement les deux sœurs.
Elle commencent à sentir une nouvelle naissance, plus grande que leur
être, mais dont elles feront partie. Quelque chose d’immense, qui
les transportera loin des lignes, droites, fines…puis elles remarquent
le silence. Il n’y a pas eu de réponse à comment.
Sa sœur vient de disparaître, le trait noir aussi, puis celui qui
suivait le chemin des lignes droites, fines… il n’en reste plus
que de petites boules pâteuses. Alors, dans un dernier cri de sa toute
nouvelle conscience, elle lance un triste « Pourquoi ? ». Elle n’a
que le temps d’entendre… « Parce que ».