Ca nous révolte, mais on s’en fout, et on a raison.
Dans la rue on manifeste pour que l’aéroport ne soit pas près
de chez nous, mais s’il est chez le voisin, ce n’est pas notre problème.
Sur le trottoir, on voit à peine la jeune femme, belle pourtant, des
morceaux de basket aux pieds, un jean cent fois rapiécé, les bras
serrés sur un polo, seule, debout, immobile. Nous sommes bien au chaud,
ce mois de décembre, dans nos couches de vêtements, partant avec
pour seule préoccupation notre séance de cinéma.
On conduit notre voiture, pestant contre le pot d’échappement de
celui qui nous précède, mais oubliant le nôtre.
On fait des enfants pour notre petit plaisir personnel, puis on les abandonne,
comme un animal devenu trop vieux… on ne peut pas les faire piquer.
On travaille, se plaignant de n’être pas assez payé, pas
autant que notre voisin en tout cas.
On est heureux, oubliant soigneusement que pour pourvoir l’être,
dix, vingt, trente, cent autres ne le seront jamais.
On construit de jolis parcs pour oublier la ville pendant que l’on détruit
d’autres villes.
On visite des contrées lointaines, d’où l’on peut
revenir se disant que c’est bien pire chez eux. Cela fait du bien.
On expose et visite la misère de l’Afrique, de l’Asie, la
nôtre sur de belles photographies. Quelques minutes de prise de conscience
pour se laver les remords. On sait. C’est bien.
On donne au téléthon, mais on ferme les hôpitaux.
La pièce est jetée dans le chapeau, de quoi, qu’il ou elle,
survive aujourd’hui, puis sursurvive, encore, et sursursurvive encore
un jour. Combien de « sur » faut-il rajouter pour que notre conscience
soit apaisée et que nous restions heureux. On a tellement de chance qu’il
y ait ces pauvres sur le trottoir pour nous montrer bons, chrétiens,
croyants, compatissants. Plus forts. Ho mon dieu, faite qu’il ne meure
pas de froid, il faudrait en chercher un autre… plus loin, qui sentira
peut-être plus mauvais.
Oui, nous faisons partie des forts. De ceux qui vivent. Une seule chose à
faire pour être heureux. Faire attention à ne pas faiblir, à
ne pas se rajouter un « sur » devant notre « vivre ».
Ne pas casser cette belle machine qui nous donne notre pain quotidien, même
si le reste du monde en crève. Il est là pour nous rappeler notre
bonheur. Comme pour le bien et le mal, le bonheur ne peut pas exister sans le
malheur. On n'est heureux que si quelqu’un ne l’est pas. Ca nous
fait oublier que d’autres pensent la même chose de nous. Qu’ils
nous regardent et nous donnent la pièce marquée sur une fiche
de paye. Qu’ils achètent leur voiture sûre et propre parce
que l’on conduit dans des cercueils ambulants. Que seuls les plus forts
survivent. Cette loi est toujours LA Loi de la nature. La civilisation ne l’a
pas oubliée, juste maquillée.
Alors on continue à travailler, à jouer le jeu. A se battre pour
être le plus productif possible, pour que notre boîte, notre entreprise
gagne. C’est ça le plus important. Vivre dans le rêve que
nous faisons partie de cette machine puissante qui fait de nous des gagnants,
et les autres des perdants. Etre ce rouage qui nous gardera bien au chaud dans
le bain de sang qu’il crée au loin, mais dont nous ne verrons le
malheur que de temps en temps, juste pour nous rappeler à l’ordre.
On ne sait jamais. On pourrait se mettre à penser… on peut toujours
rêver.
Alors on continue à enfanter, à fournir les pièces de
chair et de sang qui font marcher la machine, alors que tant d’enfants
abandonnés, orphelins des guerres qui nous permettent de vivre, de rouler,
d’être opulents, ne demanderaient qu’à faire partie,
eux aussi, de ce jeu. On continue à diviser ce monde, qui lui, ne grandit
pas, mais dépérit, s’appauvrit, comme le sein d’une
mère qui ne donne plus de lait. Mais on ferme les yeux, ce n’est
pas pour notre temps, et même si c’est le cas, on continue, les
yeux clos, derrière une cataracte de lâcheté. On est heureux,
les autres, on s’en fout. Ils ne font pas parti des forts. Quelle chance.
Mais, aller, une p’tite pièce ? Il faut survivre, les plus pauvres,
pour que nous puissions continuer à dormir.
Alors on continue à être lâche, aveugle et sourd, se disant
que notre monde est beau. Que tout le malheur des autres, la destruction de
monuments, les mains coupées qui ne feront plus de musique, les enfants
qui travaillent par rang de cent dans des sous-sols, les guerres pour le pétrole,
tous ces morts en sont le prix à payer. Que nous n’y pouvons rien.
Nous avons eu la chance de naître du bon côté. Autant en
profiter. Pour donner la pièce, pour visiter ces cathédrales,
ces musées, pour aller écouter ce formidable pianiste (peut-être
à un concert de solidarité, autant en profiter pour mêler
l' « utile » à l’agréable), pour acheter nos
vêtements et chaussures de marque, pour remplir notre réservoir,
et maudire au passage ces sauvages qui ne pensent qu’à se battre,
qui font augmenter le prix de l’essence. C’est notre inaction qui
nous permet de profiter de tout cela. Surtout, ne bougeons pas.
Alors une question, quel est le poids de notre bonheur, celui des forts, par
rapport à celui du malheur qu’il coûte aux moins forts ?
Quelle est la part de beauté du monde, par rapport au prix payé
en horreur pour son existence ? On s’en fout. Parce que si on ne s’en
foutait pas, nous ne pourrions pas vivre. Alors il faut s’en foutre, et
fermer les yeux, en oubliant que sur notre monde civilisé, la seule loi
qui domine est celle du plus fort… que les autres crèvent.
Claude, qui fait parti des « on », qui n’offre pas de solution,
mais qui n’arrive pas à dormir ce soir. On me dira que ce n’est
pas aussi simple que ça, qu’il y a l’économie, la
politique, la religion, les différences entre les peuples, la philosophie,
le libre arbitre (là, je pleure) les pays... Mais c’est faux. Ce
n’est pas compliqué, on ne complique cette situation que pour en
maquiller l’existence, pour que chacun puisse dire "je n’y
peux rien", pour que ceux qui n’ont plus personne au-dessus d'eux
pour leur donner la pièce, ceux qui décident de notre monde, ceux
que nous avons placés là, pour certains, qui s’y sont placés
pour d’autres, puissent être non pas heureux, mais souverains. Et
ils le seront tant que le monde bienheureux saura fermer les yeux.
Dimanche 23 décembre 2002 à 5h47